Sandra Ganneval, l'autoédition, le choix de la liberté

La téléportation est un sport de combat, chapitre 1

Comme chaque matin, Inès se dit qu’il existe, dans un monde parallèle, une Inès qui ne fume pas, qui ne boit pas dix cafés par jour, qui fait du sport, a un ventre plat et musclé, des enfants parfaits, une relation amoureuse stable et épanouissante, une Inès qui sait s’imposer dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée au lieu de jouer les carpettes répugnantes.

 

Elle se dit aussi que, dans un autre monde parallèle, il y a une Inès célèbre, une dévoreuse d’hommes qui brasse les millions et qui fait la fiesta tous les soirs.

 

Elle préfère la seconde à la première.

 

Dans la vie réelle, Inès, déprimée, est au bord de ce qu’il est de bon ton d’appeler une dépression. Elle en a marre de tout. Tellement marre, qu’Inès parle d’elle-même à la troisième personne du singulier. Elle. Elle. Inès.

 

Elle regarde les choses en face, elle regarde sa vie en face et estime l’avoir ratée sans éclats.

 

Naissance médiocre. Ses parents espéraient un garçon.

 

Etudes médiocres. Elle est devenue secrétaire de direction, sans conviction aucune, en suivant le flux de l’orientation proposée par une psychologue scolaire indolente.

 

Mariage… catastrophique. Ah, sans doute peut-elle retirer le « sans éclats ».

 

Elle ravale ses larmes face à son miroir et tache de s’éloigner de ses pensées lugubres, de se raccrocher au factuel, comme elle le fait toujours.

 

Inutile de se leurrer, elle est incapable de mettre fin à ses jours. Elle est trop lâche pour cela.

 

La seule option, deux points, ouvrez les guillemets : « Continuer ». Elle presse fort ses paumes contre ses paupières. Deux larmes roulent sur ses joues. Et c’est tout. Elle referme l’écluse avec le talent des habitués du désespoir.

 

Ce matin du 3 octobre, Inès s’est interrogée avec amertume « Dis-moi, ma pauvre fille, qu’as-tu fait de ta vie ? » On aurait dit le titre d’une chanson, une chanson triste.

 

Aujourd’hui, Inès a trente ans. Pour elle, sonne l’heure du bilan.

 

L’icône sur l’écran de son téléphone portable indique six messages. Chez elle, en son absence, à dix heures, le fixe a sonné deux fois.

 

Elle n’a pas osé aller voir ce qui se passait du côté de ses mails. Elle n’a aucune envie de répondre à ces messages, aucune envie de jouer le jeu social et de faire comme si elle était heureuse de vivre cette journée, de vivre, tout court. Elle sait que ceux qui l’appellent, pour la plupart des membres de sa famille, le font par habitude, pas par envie particulière de la féliciter, pas par envie particulière de lui parler, de prendre de ses nouvelles.

 

Cette date anniversaire s’annonce comme un jour de deuil pour Inès. Elle enterre trente années de vie terne et, le pire de tout, c’est qu’elle va les enterrer au travail, à proximité de gens qu’elle déteste, qui passent la majorité de leur temps à l’ignorer ou à lui faire sentir combien ils la sous-estiment et la méprisent… avec raison, puisqu’elle-même se sous-estime et se méprise.

 

Ce matin du 3 octobre, aux questions : peut-on changer de manière radicale ? Peut-on mettre fin à une vie pour en entamer une autre ? Inès aurait répondu non en secouant la tête avec un sourire désabusé. Elle a tant rêvé de changer, d’être différente, elle a tant rêvé d’être quelqu’un d’autre. Elle a même payé un psychanalyste pour l’y aider, pendant trois longues années jusqu’à ce qu’elle cesse de se rendre à ces séances dont elle ressortait encore plus mal dans sa peau qu’elle n’y était entrée. Elle a découvert une chose, revenir encore et encore sur les souffrances du passé, sur les frustrations causées par papa et maman n’aident en aucune manière à les assimiler. Au contraire, durant ce laps de temps, elle en a fait une indigestion et a cumulé les erreurs, les répétitions.

 

Au travail, la seule chose qui lui fait vraiment du bien, c’est d’imaginer qu’elle balance une chaise de bureau à la tête de sa responsable. Elle se voit attraper le siège, et, malgré sa lourdeur, le porter à bout de bras et le balancer avec grâce et légèreté. Elle touche sa cible qui s’effondre. Yesssssss !

 

Inès s’attendait à une remarque désagréable mais, comme d’habitude, même si cela fait cinq ans qu’elle travaille dans cette boîte, elle n’était pas préparée à entendre ce qu’elle a dû entendre.

 

– Non, mais tu ne peux pas me rendre ça ! C’est de la merde !

 

En pleine réunion, c’est ce que cette grosse vache qui lui sert de cheffe lui balance.

 

Inès a passé son weekend à le taper, ce rapport. Des heures supplémentaires qui ne lui seront pas payées. Une habitude, chez elle, les heures supplémentaires faites bénévolement, jamais comptabilisées, jamais revendiquées. Ce rapport devait être prêt pour le lundi matin. Inès a eu plusieurs rappels de vive voix, un sur sa messagerie professionnelle, un sur sa messagerie personnelle et un dernier par sms sur sa ligne privée. Lu, relu, corrigé, mis en page avec un soin maniaque, aucun graphique ne dépasse et tous les camemberts sont nickels, elle y a veillé et ses yeux sont encore un peu rouges du temps passé à fixer l’écran de son ordinateur.

 

L’accueil que réserve « Derval la hyène » à son travail est à la mesure de sa qualité.

 

Le surnom se marie bien avec les dents irrégulières trop écartés évoquant les touches d’un clavier collées par accident à des gencives, le rire glaçant où perce le mépris. La garce feuillète le livret à la va vite, s’attarde sur un détail insignifiant puis, décrète de sa voix aigue, sur ce ton hystérique qui la caractérise, que le rapport est pourri, ne vaut pas même une crotte de lapin et doit être réécrit de A à Z.

 

Inès a pour habitude de rester muette lorsqu’elle se fait insulter, que ce soit devant témoin ou pas. C’est une habitude qui date de son enfance.

 

Là, devant celle qu’elle a surnommée « Derval la hyène », aucun mot ne réussit à franchir ses lèvres malgré la colère qui l’envahit.

 

Évidemment.

 

Les autres membres de l’équipe baissent la tête sous l’orage, trop heureux qu’Inès en soit la cible. Personne ne la défend. Et personne ne s’attend à ce qu’elle se défende. Inès est le mouton, le bouc émissaire, la victime idéale.

 

Est-ce arrivé parce que le livret a heurté sa main posée sur la table ovale quand « Derval la hyène » l’a lancé vers elle en un geste de mépris absolu ? La spirale de plastique qui relie les feuillets s’est abattue sur le dos de sa main et lui a fait mal. Une petite douleur comme une décharge d’électricité statique.

 

Alors que, sur un ton dédaigneux, sans plus se préoccuper d’elle, « Derval la hyène » annonçait le point suivant de la réunion du matin, Inès s’est remémorée toutes les fois où elle a retrouvé la quasi totalité de ses rapports soi-disant pourris dans ceux « pondus » par cette vieille conne. Le film passe dans sa tête et lui fait penser à ce que l’on dit du moment précédent la mort, on est censé voir défiler sa vie en un clin d’œil.

 

Le plastique l’a griffé. Inès observe l’égratignure et constate que le sang perle. Ses yeux s’écarquillent. On dirait qu’elle regarde la main d’une inconnue. Une inconnue qui se laisse traiter comme un chien par une hyène. Tu te fais traiter comme un chien par une hyène. Tu te fais traiter comme un chien par une hyène. Tu te fais traiter comme un chien par une hyène. Qui es-tu pour te faire traiter comme un chien par une hyène ? QUI ES-TU ? QUI ES-TU ?

 

Inès est un ange, habituellement, un ange de bêtise.

 

Le genre d’ange qui trouve des excuses à tout le monde, à son ex-mari, par exemple, ce n’est pas de sa faute s’il ne l’aide pas pour le ménage, il travaille beaucoup, il est fatigué, il a bien le droit de s’affaler devant la télé en rentrant du boulot et de ne pas lever le petit doigt jusqu’à ce qu’elle lui annonce que le dîner est prêt ; ce n’est pas de sa faute s’il rentre tard, il est ingénieur, il travaille beaucoup ; ce n’est pas de sa faute s’il saute sa collègue, houps ! Inès, ce n’est pas de ma faute, mon pénis a glissé ; c’est normal, il a beaucoup d’appétit sexuel, comme tous les hommes et elle, Inès, c’est de sa faute, elle ne se tient pas, cuisses ouvertes, au garde à vous, tous les soirs ; c’est de sa faute, elle n’a pas assez envie, et puis, l’autre est plus jeune, tu comprends, elle a les seins plus fermes et les cuisses aussi, elle fait du sport, elle, elle s’entretient ; ce n’est pas de la faute de sa voisine à l’air hautain si elle ne daigne pas lui répondre quand elle lui dit bonjour, par réflexe conditionné (Inès a reçu une excellente éducation, on lui a appris à dire bonjour, merci et à se taire) à haute et intelligible voix, elle ne l’a pas entendue, bien sûr, sauf, que, c’est tous les jours qu’elle ne l’entend pas ; ce n’est pas de la faute de son n+2 s’il ne lui dit pas merci lorsqu’elle lui ramène le café qu’il lui demande chaque matin ; ce n’est pas de sa faute, ce n’est pas de leur faute, ce n’est pas de sa faute, ce n’est pas de leur faute, c’est de la faute d’Inès, bien sûr, de la faute d’Inès. De ma faute, de ma faute, de ma faute, de ma faute, DE MA FAUTE ????????

 

– ESPECE DE GROSSE HYENE PUANTE, MAIS TU ME PRENDS POUR QUI ?

 

Inès entend comme tout le monde dans la salle de réunion, ce matin-là, une voix de femme gronder. Comme tout le monde, elle connaît un moment de flottement. Surtout lorsqu’elle sent ses mains trembler. Ses mains tremblent de colère. Elle prend appui sur la table de ses mains tremblantes, pour se mettre debout. Ces gens qui, d’habitude, lui font peur, lui inspirent le respect, la crainte, qu’elle appréhende de voir mal la noter lors de son entretien annuel, d’être capables de la saquer, de la virer, ces gens à qui elle donne systématiquement raison, les pensant plus intelligents, plus réfléchis qu’elle puisqu’ils occupent des fonctions plus élevées que la sienne, ces gens, elle a envie de les tuer, de les empaler, pour être précise.

 

– TU ME PRENDS POUR QUI ? CE RAPPORT QUE J’AI PASSÉ TOUT MON WEEKEND A TAPER, IL EST MAUVAIS ? MON RAPPORT, MAUVAIS ? MAIS TU TE FOUS DE QUI, « DERVAL LA HYÈNE » ? TOI QUI ES INCAPABLE D’ÉCRIRE TROIS MOTS SANS FAIRE UNE FAUTE D’ORTHOGRAPHE ? TU TE FOUS DE QUI, DERVAL LA HYÈNE » ?

 

Jubilatoire. Ce mot, Inès l’a lu, l’a trouvé intéressant mais n’a jamais pleinement compris ce qu’il signifie. Il prend soudain tout son sens pour elle car l’adjectif qui qualifie le mieux ce qui est en train de se passer, qui lui donne le sentiment que quelqu’un d’autre s’exprime par sa bouche est celui-ci : ju-bi-la-toi-re.

 

« Libérée, délivrée ». La chanson du dessin animé de Disney, « la Reine des Neiges », lui trotte dans la tête.

 

– Va te faire foutre !

 

Elle a baissé la voix, toute sa force se concentre dans un geste. Elle lance le rapport à la tête de « Derval la hyène », « Derval la hyène » qui n’en revient pas, dont les bajoues tremblotent, « Derval la hyène », estomaquée, qui n’en revient pas et cherche ses mots en suffoquant. Ils la fuient, les mots, ceux qu’elle affectionne, ceux qui clouent au pilori, qui mettent à genoux et sans défense. Elle n’arrive pas à les trouver. Quand l’animal docile mord son maître, celui-ci connaît un moment de stupéfaction. Quand la victime se rend compte qu’elle ne l’est que parce qu’elle a accepté ce statut, le bourreau ne comprend pas et ses neurones patinent.

 

Le rapport siffle au dessus de la tête de « Derval la hyène ». Le mouvement maladroit qu’elle fait pour l’éviter engendre le résultat inverse. Le rapport touche son crâne et… emporte avec lui la terreur qu’elle inspire à tout un chacun. La spirale de plastique accroche une touffe de cheveu et entraîne ce qui s’avère être une perruque.

 

Inès hurle de rire.

 

« Derval la hyène » est ridicule. Et le ridicule tue, contrairement à ce que dit la sagesse populaire. Le ridicule tue la peur, en tout cas. Ce visage rond aux yeux exorbités de rage auréolés d’une couche de maquillage vert, cette bouche peinte d’un rose vif ouverte en un O silencieux, gêné, honteux, ce visage ridicule sous un crâne presque chauve est grotesque et, de nouveau, Inès hurle de rire avant de cracher :

 

– JE DÉMISSIONNE ! Allez-vous faire foutre ! Tous ! Pourritures ! Je vous déteste. Je vous hais. Je vous ai détesté dès le début. Vous me donnez envie de vomir, tous autant que vous êtes.

 

En sortant, elle entend un bruit caractéristique, le stagiaire n’a pas pu s’en empêcher, il a brandi son téléphone et a pris une photo. À sa place, Inès négocierait : une augmentation ou la photo balancée sur les réseaux sociaux.

 

Elle quitte la salle de réunion en claquant la porte derrière elle, marche jusqu’à son bureau et récupère ses quelques effets personnels en chantonnant. Elle fredonne, sans y penser et puis, soudain, elle se rend compte qu’elle improvise sur la musique de : « Libérée, délivrée ». Elle en connaît le refrain pour l’avoir si souvent entendu de la bouche de Lilou, la fille de sa voisine.

 

« Libérée, délivrée », oui, c’est bien cela. Aucune chanson ne peut être plus adaptée à la situation.

 

Gorgée d’adrénaline, elle quitte la société avec son petit paquet sous le bras, sans avoir encore évalué tout ce que son geste implique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sandra Ganneval, écrivaine indépendante

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01/06/2017
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