Sandra Ganneval, l'autoédition, le choix de la liberté

"A l'eau de rose et de vaisselle", le premier chapitre, où l'héroïne se jette sur le héros, vous ne pouvez pas rater ça (lol) !

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Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, au terme de l’article L. 122-5 (2è et 3è a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. » (art. L. 122-4)

 

© Sandra Ganneval éditions, avril 2012.

Tous droits réservés

IBSN  978-1-291-26608-5

 

 

 

1

Tristesse sans larmes

           

J'ai fini par m'assoupir. Lorsque j’ai ouvert les yeux, les aiguilles phosphorescentes du réveil sur la table de nuit m'ont indiqué qu'il était 3 heures du matin. Je savais d'avance qu’il m’en faudrait laisser filer, des minutes, avant de parvenir à retrouver un semblant de sommeil. Durant l’année qui avait suivi la mort de mes parents, lorsque j’avais quinze ans, j’avais souffert d’insomnies. Passé cette période difficile, les nuits blanches étaient devenues mes compagnes de soucis, de préoccupations, justifiés ou non.

 

Je décidai de me lever. J'enfilai mon peignoir et sortis dans le couloir. N’osant pas allumer mais me méfiant de ma maladresse, j’avançai à petit pas vers le grand escalier que je descendis en me retenant à la rampe. J'avais envie d'un thé brûlant, à la menthe de préférence, et par-dessus tout, je rêvais de me fumer un petit joint. Si j'avais un doute sur la réalisation de mon premier souhait, il était certain que le second resterait en l'état. J'avais laissé mon attirail à la maison. J’étais trop bouleversée pour penser que cela m'aurait été d'un précieux secours. J'étais encore sous le choc de la nouvelle. J'étais « ailleurs ». Je n'y croyais pas. Je n'avais pas pleuré. Je n’y étais pas parvenue. Mon corps continuait à fonctionner normalement. J'avais peut-être plus faim que d’habitude, comme si sentir mon ventre plein me rassurait.

 

Arrivée au bas de l'escalier, j’appuyai sur l’interrupteur afin de trouver le chemin jusqu'à la cuisine de cette maison inconnue. Durant la journée, je l'avais située à l'odorat mais je n’avais eu aucune raison de m’y rendre. A cette heure tardive, il n’y avait pas de fumet pour m’aider à m’orienter. J’ouvris plusieurs portes avant de l’atteindre après avoir traversé ce qui devait représenter environ deux fois la superficie de l’appartement que je partage (80 mètres carrés tout de même).

 

Spacieuse, trop spacieuse, toute de bois, d'inox, de blanc lumineux, de volutes de fumée... Près d’une bouteille de whisky et d’un verre à moitié plein, un cendrier en cristal, posé sur un plan de travail, débordait de cendre et de mégots. En voyant mon hôte debout devant la fenêtre ouverte, fumant avec avidité, je regrettai de ne pas être restée à tourner en rond dans ma chambre. Ou alors, plutôt que de descendre, j'aurais pu, à la rigueur, aller vérifier que la petite dormait bien... Décidément, je n'avais pas de réflexes maternels.

 

Je ne pense pas qu'il m'entendit pénétrer dans la pièce, et sur l'instant, je ne sus pas comment lui indiquer ma présence. Il ne s'était pas couché. Il était vêtu de noir : un pantalon à pinces et un pull léger suffisamment près du corps pour marquer sa carrure sportive. La courbe de ses épaules m'émut. J'y découvris une sorte de vulnérabilité que je n'avais pas encore trouvée à un homme. Pourtant, il les avait larges, imposantes. Gênée, je toussotai enfin, bêtement. Il ne sursauta pas. Il se retourna. J'espérai qu'il parlerait le premier. Malgré son calme apparent, je perçus sa surprise. Ses yeux étaient rouges et cernés. Combien de verres avait-il bu ? Il avait l'air épuisé. Lui arrivait-il en plus de boire d'avoir recours à des substances illicites comme moi ? A l'évidence, ma présence le dérangeait. Il se mit à me regarder en plissant les yeux comme si j'étais un petit insecte dont il se demandait quelle pouvait être l'utilité.

 

C'est peu de dire que cet homme me faisait de l’effet. Je ne me souviens pas d'avoir été aussi impressionnée par quelqu'un d’autre. Ce qu'il dégageait m'attirait et me donnait envie de m'enfuir à la fois. Cela ne datait pas d'aujourd'hui. Il créait chez moi un véritable malaise autant physique que mental. J'éprouvais des difficultés à penser en sa présence, et parfois, je me mettais à transpirer de manière excessive. Je crois que cela s'apparente à une forme de fascination. J'avais l'impression qu’il pourrait faire de moi ce qu'il voulait s’il décidait de faire quelque chose de moi. Je me sentais oie blanche, adolescente attardée lorsqu’il était dans les parages. Ce n'était pas de l'amour, j'avais déjà été amoureuse..., cela ne m'angoissait pas, cela me rendait euphorique. Non, c'était la vague sensation d'être en présence d'une personne qui, pensais-je (fantasmais-je ?), serait capable de me faire découvrir des aspects de ma personnalité que je ne soupçonnais même pas.

 

- Je peux vous prendre une cigarette ? demandai-je pour me donner une contenance.

 

Bafouillai-je serait d'ailleurs un terme plus exact. Il n'en restait qu'une dans le paquet qu'il me tendit. Il approcha la flamme de son briquet. Il avait des gestes assurés, déterminés et je m'en sentais d'autant plus empotée. Il ne souriait pas facilement et je ne me souvenais pas de l’avoir un jour entendu rire... pas du tout mon genre, somme toute.

 

Je tirai une chaise et m'assis. Je ne souhaitais pas qu'il se sente obligé de me faire la conversation. Peut-être, me dis-je, qu'en le croisant plus d'une ou deux fois par an, le mythe ne résisterait-il pas, peut-être mes fantasmes débiles s'évanouiraient-ils. La nicotine me fit du bien mais j'aurais préféré que s'y mêle l'ivresse de la marijuana. Je fermai les yeux en aspirant la fumée avec un plaisir évident. En les rouvrant, je m'aperçus qu'il m'observait avec intérêt.

 

Ce qui veut dire avec un truc sexuel dans le regard. Je ne suis pas sûre d’être belle, mais, en tout cas, je n'ai jamais manqué d'attention masculine. J'en joue comme toute femme qui se sait un tant soit peu séduisante. Là, les circonstances me déstabilisaient. Ce n'était pas le moment. Cela me paraissait indécent. Je me raidis, puis je pensai que je devais me faire des idées... Mais non, il me détaillait bel et bien de la tête aux pieds. Je portais un pyjama en coton à rayures roses et blanches sous mon peignoir ouvert. Par habitude, je n'avais pas attaché les deux premiers boutons et mon décolleté était un peu trop décolleté, réalisai-je soudain. Et son regard s'arrêtait à ce niveau de mon anatomie, la naissance de mes seins. Charmant ! Fascination, tu parles ! Quel porc, ce type ! Je sentais la colère monter en moi. L'idée de me rajuster me semblait ridicule.

 

- Vous ne vivez pas seule à Paris, n’est-ce pas ? demanda-t-il en poursuivant son examen de ma personne.

 

Sa voix avait une intonation déplaisante à mes oreilles. Il s'était calé sur le rebord de la fenêtre. Il était en alerte. Son visage avait changé. Il avait retrouvé une certaine énergie, comme si ma présence le stimulait. Il avait envie de jouer avec moi, de me provoquer. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'était la première fois en dix ans que nous avions une vraie conversation et, qui plus est, abordant des sujets personnels. Nous nous rencontrions parfois lors des fêtes d’anniversaire qu’organisait Lisa. Il se montrait poli avec moi mais renfermé, distant. Le peu d’informations glanées à son sujet, je les tenais de ma sœur, de mon beau-frère dont il avait été le meilleur ami, et de quelques rares articles (deux) dans des journaux à scandales. Incapable de résister, je jetais un œil à des encarts sordides illustrés de photos prises à l’arraché. J'avais diagnostiqué un syndrome du collectionneur : célibataire endurci et homme à femmes. La question me prit au dépourvu.

 

- Pourquoi ? demandai-je à mon tour en fronçant les sourcils.

 

Il devait savoir que je vivais avec Tom.

 

Je me levai pour écraser ma cigarette en évitant de trop me pencher. L’odeur du whisky me chatouilla les narines mais je n’étais pas amatrice de ce type de breuvage. J’étais plutôt réputée pour mon imagination en matière de cocktails explosifs.

 

- C’est votre amant en titre, n’est-ce pas ? Y en a-t-il d’autres ?

 

La formulation me parut désuète et me fit rire. Je le trouvais enfin sympathique. Mais son but n'était pas de m’amuser.

 

- Pourquoi je répondrais à ce genre de question ?... Vous êtes très indiscret. 

 

Il posait des jalons, et si son visage se détendit, il ne rit pas avec moi.

 

- Effectivement, je suis curieux.

 

- Et vous, attaquai-je, tout en trouvant notre conversation surréaliste, vu les circonstances, vous avez une maîtresse en titre, ou plusieurs ?

 

- Devinez.

 

- J'ai lu dans un magazine que je ne citerai pas que vous avez un goût prononcé pour les prostituées de luxe... Ils parlaient même d’une menace de procès, dis-je sans réfléchir.

 

A ma grande surprise, il éclata de rire, un rire franc, sonore qui, lorsqu'il cessa, avait métamorphosé son visage.

 

- Vous lisez ce genre de torche-cul ! Vous me surprenez !

 

- Par hasard, c'est par hasard que je suis tombée là-dessus, chez le dentiste, dis-je avec trop d'énergie. Mais de toute façon, vous êtes totalement libre de faire ce que vous voulez avec qui vous voulez...

 

- Merci, répliqua-t-il, ironique. C'est vrai qu'il m’est agréable de payer une jolie fille pour me procurer du plaisir pendant quelques heures. Aucune contrainte. Elle fait ce qu'elle a à faire. Elle le fait bien. Et une fois que c'est fini, je n'en entends plus parler. J'aime les échanges de bons procédés, Laura, pas vous ?

 

- Je ne me suis encore jamais payé un homme, répondis-je d'un ton songeur. Mais je ne pourrais pas faire un truc pareil. Je suis contre toute forme de prostitution.

 

- Il s'agissait de jeunes femmes tout à fait consentantes. De plus, elles sont remarquablement rétribuées pour leurs services.

 

- Oui, mais c'est forcément dégradant.

 

- Vous pensez que coucher avec moi est un acte dégradant ?

 

- Vous savez très bien ce que je veux dire..., c'est le principe qui me gêne.

 

- Effectivement, il est plus agréable de ne pas payer, mais, parfois, définir des règles précises dès le départ évite tout malentendu. Vous n'imaginez pas à quel point certaines femmes sont convaincues qu'une nuit au lit avec moi va les conduire tout droit à l'autel.

 

Prétentieux, pensai-je, si tu n'avais pas autant de fric…

 

- Vous êtes contre le mariage ?

 

- Je ne suis ni pour ni contre. Je ne souhaite pas être épousé par intérêt.

 

- Vous avez une personnalité suffisamment forte pour que l’on ne soit pas tentée de vous épouser à la légère. Je pense que si vous ne vous êtes pas marié et que vous avez des relations avec des call-girls, c'est parce que... c'est certainement pour une autre raison que la crainte de vous faire piéger.

 

- Vous jouez les psys ? Voulez-vous que je vous parle de mon enfance ? demanda-t-il sur un ton narquois.

- Pourquoi pas ? On se connaît, entre guillemets, depuis des années mais je ne sais rien de vous. Au fait, j'étais descendue pour me faire du thé. Vous vous y retrouvez, dans cette immense cuisine ?

 

- Pas d’alcool ? me demanda-t-il en désignant la bouteille.

 

Je secouai la tête en signe de dénégation. Il vida son verre cul sec, le reposa en ajoutant sur un ton sibyllin : « Je peux trouver de quoi vous préparer du thé si c'est tout ce que vous souhaitez. » 

 

Je préférai ne pas relever cette remarque lourde de sous-entendus. J'étais assez flattée qu'il me fasse des avances même sous ce mode moqueur. Jusqu’ici, j’avais eu le sentiment que j’étais pour lui transparente. Je crois qu’il était légèrement ivre. Je le découvrais accessible.

 

Il sortit d'un placard une bouilloire électrique à la ligne fuselée ainsi qu'une boîte de thé Earl Grey en vrac, une théière en porcelaine et les tasses assorties. J'avais oublié mon thé à la menthe. Je ne ratai aucun de ces gestes. C'était très curieux de le voir s'activer ainsi dans une cuisine. Ce n’était pas le genre de personne que l’on imaginait dans ce type de pièce. Il n'était pas beau, ni charmant... Il était très masculin, félin, sexy, attirant et cela faisait partie de lui. Malgré une certaine froideur, un côté un peu empesé, il avait une personnalité charismatique. Il inspirait la crainte et le respect. Son discours sur les prostituées en était d'autant moins convaincant. Pour tout dire, je le soupçonnais d'avoir des mœurs sexuelles un peu particulières.

 

Je l'observai avec une attention croissante, espérant bêtement en apprendre davantage sur sa personnalité à sa façon de verser l'eau bouillante dans la théière. Il avait de grandes mains nerveuses aux doigts noueux, et je ne pus m'empêcher de les imaginer... Honte sur moi ! Je m'en voulais. Je m'en voulais d'avoir ce genre d’idée. J'aurais dû avoir l'âme en peine, les pensées immergées dans la douleur. Et non, je fantasmais sur la façon dont cet homme caressait une femme, me caresserait.

 

Je réalisai à quel point Lisa et moi nous étions éloignées l'une de l'autre durant ces dernières années. Elle était ma sœur aînée, ma sœur adorée. Je n'entendrai plus sa voix joyeuse chantonnant mon prénom au téléphone. Réglée comme une horloge, elle m’appelait tous les quinze jours. Nos conversations étaient stéréotypées. Nous parlions d'elle, de David, son mari, d'elle et de David, de Samantha, leur fille, puis nous parlions de moi, de mon boulot, de ma création avec un grand C ou un petit, selon les contacts du moment, de mes soucis d’argent (ma sœur était la personne la plus généreuse du monde, à mille lieues de me culpabiliser quant à mes difficultés financières récurrentes, elle me proposait à chaque fois de me faire ce qu’elle appelait un petit virement), de mon dernier chéri en date ou de mon absence de chéri. Quand nous raccrochions, elle estimait avoir fait son devoir de sœur. Elle le concevait ainsi depuis son mariage. Moi, je savais que je l'avais « perdue » le jour où elle avait dit oui.

 

Douze ans nous séparaient. J'étais arrivée alors que nos parents ne pensaient plus être à l'origine d'un feu d'artifice procréatif quelconque. Après la naissance de Lisa, ils avaient tenté de faire un deuxième enfant. Ils avaient fini par y renoncer, et lorsque ma mère était tombée enceinte à près de quarante-quatre ans, plutôt qu'un grand bonheur, elle avait eu l'impression que le ciel lui tombait sur la tête. Mon père était fou de joie. Très pieux, il me voyait comme l'heureuse réponse à ses prières. Je ressens encore parfois de façon physique l’absence de mon père. Son sourire, sa joie de vivre, sa douce ironie, dont j'ai hérité, tout cela est demeuré très vivace en moi. Avec les années, la douleur s'est bien sûr estompée mais le manque est là et je tente de m'habituer à l’idée que cette sensation fait partie de moi. Ma mère me manque aussi mais nous n'avions pas cette complicité, cette espèce de goût du complot qu'elle nous reprochait presque sérieusement.

 

En réalité, je sus que j'avais perdu Lisa bien avant son mariage. Sa façon de parler de ce David nous mit très vite la puce à l'oreille. C’était la première fois qu’elle évoquait un garçon avec autant de fougue. Il devint en quelques semaines, que dis-je ? en quelques jours, son centre du monde. Elle était romantique, ma grande sœur. Elle voulait une histoire d’amour du même genre que celle de nos parents : exclusive et passionnée. Sa petite phrase, c’était : « Je veux qu’il me regarde comme si le monde lui appartenait. » C’était bien comme cela que mon père regardait ma mère, comme si elle était son univers, ce qui ne signifiait pas que leur relation fût des plus harmonieuses, mais ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre. Et Lisa avait fini par Le trouver, son grand amour. Et pour la première fois, je vis cette lueur fiévreuse dans ses yeux. Je compris ce qu'était la passion en la voyant briller dans le regard de Lisa, sa flamme répondant à celle qui éclairait celui de David, toutes deux s’entretenant mutuellement. Il n'y avait pas de place pour une autre personne entre eux. A mon avis, ils n'auraient pas dû garder l'enfant. Ils étaient trop égoïstes, trop épris l'un de l'autre pour avoir un enfant. Ils s'étaient leurrés, voulant voir en lui la concrétisation de leur amour. Après tout, dans l'imaginaire collectif, la raison d'être d'un couple, n'est-ce pas la reproduction ?

 

- Avec ou sans sucre ? me demanda-t-il en posant une tasse fumante devant moi.

 

- Avec. Merci. Non, pas de lait. 

 

Je touillai mon breuvage.

 

- Vous venez régulièrement à Paris, n'est-ce pas ?

 

- Oui, ça m'arrive, effectivement, plusieurs fois dans l'année, pour affaires.

 

- Vous auriez pu prendre contact avec moi. Cela nous aurait permis d'apprendre à nous connaître.

 

- J’ignorais que vous envisagiez d'apprendre à me connaître.

 

Il jouait avec le bouchon de la bouteille, hésitant apparemment à se resservir. Je pensai qu’il allait finir par en verser une rasade dans son thé mais il n’en fit rien.

 

- C’est plutôt que…, avouai-je soudain, sans l’avoir prémédité, vous m'avez toujours intimidée mais...

 

- Mais ? 

 

Il avalait son thé brûlant à petites gorgées rapides. Voilà un homme qui ne devait jamais avoir le temps de perdre du temps.

 

- Ça fait partie de votre personnage, non ?

 

Je me tus et le regardai droit dans les yeux. Je ne savais pas encore quelles étaient les limites. C'était un peu comme si j'avais acheté le même quotidien pendant des années au même kiosque, tendant la monnaie exacte au même vendeur, disant de manière stéréotypée « Bonjour ! Merci ! Au revoir ! » et m'entendant répondre « Bonjour ! Merci à vous ! Au revoir ! », et que, tout à coup, le vendeur s’inquiétait de ma santé, rompant le cercle rassurant de la monotonie de notre non relation, et me laissant bouche bée. Ce fut moi qui détournai les yeux la première. Son regard de négociateur n’était pas soutenable bien longtemps pour la pauvre dilettante que j’étais dans ce domaine.

 

- Et quel est mon personnage ? 

 

Je me sentis, pour la première fois depuis des années, jeune, inexpérimentée et pour tout dire, en un seul mot, deux plutôt, très conne. Le peu d’assurance qu’il m’avait semblé prendre fondait déjà, mais, bon, mon colocataire, qui est aussi la personne à laquelle je fais le plus confiance sur cette terre, dit de moi que ma principale qualité est la suivante : même dans l’erreur la plus consciente, je ne renonce pas et, parfois, mon culot le sidère. Donc, je me raccrochai à ce dernier étant donné que je ne me voyais pas quitter la pièce ainsi, laissant une question posée sans réponse.

 

- Heu… eh bien… comment dire… heu… hum…

 

Bon Dieu, tu es cauchemardesque, où as-tu appris à parler ainsi ?

 

Il me laissait m’embourber avec une visible délectation.

 

- Non mais… je ne voudrais pas vous…

 

- Allez-y. Je vous écoute, dit-il, narquois.

 

- Eh bien, repris-je, inquiète de ce qui allait sortir de ma bouche car je me sentais en phase de manque de contrôle, vous avez la réputation d’être quelqu’un d’assez froid, enfin… c’est ce que j’ai lu et c’est aussi la sensation que j’ai toujours eue… je veux dire…

 

- Continuez. 

 

Il plissait les yeux, curieux de savoir jusqu’où j’étais prête à aller. Je commençai à me tortiller sur ma chaise, signe d’extrême nervosité chez moi, et à me chercher des raisons de lâcher du lest, du style la-moitié-de-la-planète-crève-de-faim-je-te-le-rappelle-au-cas-où-tu-l’aurais-oublié-alors-qu’est-ce-que-tu-as-à-te-torturer-le-cerveau-pour-sortir-ses-quatre-vérités-à-ce-type-qui-ressemble-à… Je ne pus m’empêcher de me lever et de commencer à faire ma marche sur place, un pas en avant, un pas sur le côté, un pas en arrière, comme si j’allais me mettre à danser. Et voilà, je transpirais. Il afficha un rictus amusé en observant mes mouvements.

 

- Eh bien, je ne sais pas mentir… alors, ne le prenez pas mal…

 

Ma voix s’affermissait au fur à mesure car je ne pouvais plus reculer, je ne m’autorisais pas à reculer, plus exactement.

- Je trouve que vous avez un petit côté (un énorme en vérité) T2. 

 

Il ouvrit de grands yeux. Evidemment, nous n’avions pas la même culture cinématographique. Je l’imaginais se délectant de films américains noir et blanc des années cinquante : « Casablanca », « Le faucon maltais »… n’importe quoi avec Bogart en personnage principal.

 

- Terminator, soufflai-je en pouffant nerveusement de rire.

 

Il était grand temps que je regagne ma chambre et que je passe le reste de la nuit à faire des choses intelligentes, remplir mon carnet de croquis par exemple.

 

- Terminator…, il leva un sourcil. Je ne sais pas comment je dois le prendre.

 

- Bien, bien, éludai-je, quelqu’un qui parvient toujours à son but et qui ne se laisse embarrasser ni par ses faiblesses ni par celles des autres. Le prototype du gars qui réussit dans ce monde capitaliste. Voilà, voilà, sur ce, je vais vous laisser aller dormir, vous devez être fatigué, moi, je commence à être épuisée, ajoutai-je en feignant un bâillement et en faisant un pas en arrière.

 

- Et vous pensez vraiment vous en tirer à si bon compte ? 

 

Il avait meilleure mine que lorsque j’étais entrée dans la cuisine.

 

- Heu…, fut tout ce que je trouvai à répondre.

 

Je me rendais bien compte que j’étais allée beaucoup trop loin mais il était impossible de revenir en arrière.

 

- Vous me comparez à une machine, gentiment, certes, mais tout de même. 

 

Il se leva à son tour. Je pointai le menton, l’air brave. Je posai mes mains sur mes reins, bombant le torse sans m’en rendre compte. Cela l’amena à replonger son regard dans mon décolleté et à me faire grimacer.

 

- Puisque nous jouons au jeu de la vérité, je peux moi aussi être sincère et vous dire quel est selon moi votre petit côté, enfin, quels sont vos petits côtés. 

 

Je n’y tenais absolument pas. Il fit un pas vers moi. Je m’appliquai à rester sur place.

 

- Vous êtes… provocante… immature… instable et… 

 

Il se rapprocha encore. J’étais tétanisée. Il sentait l’alcool et le tabac, bien sûr, et un parfum musqué assez excitant. Mes yeux étaient à la hauteur de ses lèvres lorsqu’elles murmurèrent.

 

- … terriblement bandante. 

 

Il y eut un blanc dans mon cerveau comme une ampoule qui grille. Je doutai d’avoir entendu ce que j’avais entendu. Il se rapprocha encore jusqu’à ce que nos corps se touchent, presque. Ses mains ne firent pas le moindre mouvement. Il pencha la tête vers moi et lentement se mit à humer l’odeur de mes cheveux du sommet de la tête à l’oreille droite puis revint au sommet de ma tête pour aller vers l’oreille gauche. Son souffle me chatouillait, m’émoustillait. Il descendit vers mon cou, ma nuque, il ne faisait que cela, me humer en prenant tout son temps, ne me caressant que de sa respiration et de la chaleur qui émanait de sa peau. Etonnée d’en éprouver une excitation si intense, je réagis en m’écartant comme s’il m’avait brûlée. Je m’éloignai de lui, réussissant à glousser, moqueuse :

 

- Ah, je vois, en plus, vous flairez les femmes !

 

Je quittai la cuisine à reculons, heureusement sans me heurter à quoi que ce soit. Il ne souriait pas, ne riait pas. Son visage affichait plutôt une sorte de détermination qui m’atterra. Pour moi, le flirt et le sexe étaient un échange ludique. Pour lui, il s’agissait d’une lutte, l’un des deux devait capituler et, a priori, cela ne risquait pas d’être lui. Je déglutis avec peine. En l’espace de quelques minutes, il avait réussi à me chauffer au point de me faire mouiller ma petite culotte puis à me refroidir totalement. Une partie de moi disait stop mais une autre en redemandait. Alors que je franchissais le seuil de la porte, il fit quelques pas vers moi.

 

- Je pense qu’il vaut mieux en rester là.

 

Ma voix résonna d’une manière très déplaisante à mes oreilles. Elle manquait d’assurance et était même plaintive. Malgré moi, je me demandais s’il avait déjà fait l’amour dans sa belle cuisine, sur cette table où nous avions bu notre thé.

 

- Je le pense aussi. 

 

Il fit pourtant un pas de plus dans ma direction. Je mis tout cela sur le compte de l’alcool et une autre pensée insidieuse me vint. Et si c’était ça, le remède, mêler nos solitudes pour éviter de réfléchir aux évènements, pour oublier la tristesse, pour ne pas remonter dans ma chambre et y tourner en rond en me demandant à quel moment les larmes se décideraient à couler ? Comme j’avais eu envie d’une drogue douce, j’avais maintenant ce désir de satisfaction sexuelle, une autre forme de paradis, pas artificiel, une fuite sans fioritures. Peut-être les mêmes pensées se bousculaient-elles dans sa tête, qui sait ? Mais je refusais de céder à cette nouvelle envie. J’en craignais les conséquences car je n’avais aucun moyen de les appréhender. Je le connaissais trop mal pour cela.

 

- Bonne nuit, alors ! dis-je d’une voix forte.

 

Je lui tournai le dos et m’enfuis d’un pas rapide. Je réintégrai ma chambre. Je tremblais. Je ne savais pas exactement ce que j’éprouvais mais me retrouver seule dans cette pièce m’épouvanta. J’avais du mal à respirer et je comprenais que cette conversation suggestive, même si elle était en partie née de l’alcool, trouvait également son origine dans sa volonté de créer une diversion, d’éloigner nos pensées du souvenir de nos morts. Je demeurai aux aguets. Je l’entendis enfin gravir les marches de l’escalier. Il passa devant ma porte sans ralentir, referma doucement la sienne. Dix minutes s’écoulèrent, vingt minutes, vingt-cinq. Les ondes du contrecoup du choc émotionnel commençaient à m’atteindre. Je tremblais de plus belle et j’avais envie de hurler. Je ne voulais pas de cette douleur, pas maintenant, pas encore une fois. C’était insupportable. J’ouvris ma porte sans réfléchir et je me précipitai vers la sienne. J’eus une vague hésitation. Je frappai, me sentant obligée de m’annoncer, l’autre main sur la poignée que je fis tourner sans attendre de réponse. La fenêtre ouverte laissait passer une brise. Vêtu d’un bas de pyjama, il était assis sur son lit, prêt à se coucher. Une lampe de chevet répandait une lumière délicate et la scène me fit penser à un tableau. Je fixai ses pieds nus en m’approchant du lit. Il avait l’air vulnérable. J’étais incapable de prononcer le moindre mot. Je me lovai contre lui en un mouvement enfantin, mon poids le fit basculer en arrière et il roula sur le lit, sur moi, me fit repasser au-dessus de lui. Il me caressait les cheveux, les épaules, le dos avec une grande douceur et je détestai cela. Je voulais autre chose, fort, violent, qui me fasse sentir à quel point j’étais vivante. J’étais au bord des larmes, et pour ne pas m’en rapprocher, je me mis à remuer des hanches, frottant mon pubis contre son sexe qui ne tarda pas à durcir. J’ôtai la veste de mon pyjama. Il s’assit en tailleur, avec moi au creux de ses jambes, ses mains étaient crispées sur mes épaules, je sentais qu’il voulait me repousser mais je refusai de me laisser faire. Notre premier baiser fut le fruit d’une lutte silencieuse. Aucun d’entre nous ne voulait parler. Il retenait mon visage, éloignait ma poitrine alors que nous étions tous les deux animés du même désir. Tendant mon cou, je rapprochai mes lèvres de ses lèvres, les atteignis avec de petits coups de langue animaux, voluptueux. J’étais certaine de ne pas avoir longtemps à attendre. Les mains qui me retenaient, je réussis à les faire glisser sur mes seins. Lorsque ses doigts se refermèrent sur eux alors qu’il poussait un soupir, plutôt un grondement de capitulation, je sus que c’était moi qui avais gagné.

 

 

 

 

 

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25/07/2015
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