Sandra Ganneval, l'autoédition, le choix de la liberté

"De l'autre côté de l'écran", en vérité, je vous le dis, les loups-garous sont des bêtes de sexe

 

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Une petite sieste dans le métro

 

2012

 

La nuit avait été plutôt calme, même si elle avait commencé de manière agitée.

 

De minuit à une heure et quart, Célia avait dû gérer une trentaine d’appels du même zozo bourré ou sous l’effet d’une drogue quelconque.

 

Elle le connaissait.

 

Ce type avait une fâcheuse tendance à utiliser le service de gestion de cartes téléphoniques prépayées comme un exutoire. Ses derniers appels se terminaient en général dans des sanglots déchirants si la personne de permanence était une femme, par de violentes insultes s’il s’agissait d’un homme. Lionel, l’un des collègues de Célia, ne se gênait pas pour le remettre à sa place, le traitant avec élégance de résidu d’urine. Ce n’était pas le genre de Célia d’insulter les gens. Cela lui arrivait, bien sûr, mais il fallait qu’elle ait été poussée à bout. Elle se trouvait d’ailleurs trop polie.

 

Comme d’habitude, elle prit son mal en patience, repéra le numéro s’affichant sur l’écran du téléphone et raccrocha méthodiquement jusqu’à ce que l’homme se lasse.

 

De vingt-deux heures à minuit, elle avait fonctionné en binôme avec un gars qui se faisait appeler Jeff, sans doute trouvait-il un prénom à l’américaine plus cool que celui qu’indiquait son accent titi parisien : Bernard.

 

Célia ne comprenait pas que l’on dise que seules les filles étaient bavardes. Les mecs aussi pouvaient être de sacrées pipelettes et Jeff en était un bel exemple. De plus, les agités du verbe étaient, d’après son expérience, imbus d’eux-mêmes et paternalistes avec celles qu’ils ne trouvaient pas particulièrement à leur goût.

 

Entre deux appels, Jeff se sentait obligé de lui raconter sa vie, dont elle se fichait, autant qu’il se fichait de la sienne, sans doute.

 

Comme la plupart de ceux qui jouaient les oiseaux de nuit dans ce service, il avait une autre activité prestigieuse qui ne faisait pas bouillir la marmite.

 

Il était comédien, avec tout ce que pour Célia cette activité comportait de péjoratif. Elle le jugeait prétentieux, trop sûr de lui et de son talent, pédant, hystérique, envahissant, théâtral, en un mot : puant.

 

Mais Célia était polie, aussi écoutait-elle poliment, en hochant la tête, Jeff déballer sa culture, l’air navré d’être face à un si mauvais sujet. C’était Beckett par ci, Beckett par là, eh non, Célia n’avait jamais ni vu ni lu une pièce de Samuel Beckett et Célia n’en avait pas grand-chose à cirer, de Samuel Beckett. Mais Célia faisait mine d’écouter, d’être avide de connaissance, avide de profiter de l’expérience d’autrui, elle était très forte pour cela, elle avait appris avec sa mère.

 

En douce, elle regardait les minutes s’égrener sur la pendule, attendant que les aiguilles pointent sur le douze et que Jeff se barre, enfin. La nuit serait alors à elle, dans les locaux déserts où elle ne ressentait plus la petite angoisse éprouvée durant les premières nuits de permanence. Elle avait pris ses marques. Elle n’aurait plus à faire la conversation à personne. Avec un peu de chance, elle gérerait une petite dizaine d’appels sérieux regroupés en début de nuit et pourrait dormir deux ou trois heures d’affilée. La plupart du temps, les clients la contactaient pour faire opposition à leur carte téléphonique prépayée, ils l’avaient perdue ou on la leur avait volée, ou bien ils l’avaient bloquée en composant trois fois un mauvais code ; de temps en temps, eux-mêmes étaient paumés et voulaient savoir comment utiliser le rectangle de plastique depuis l’étranger, quel indicatif composer.

 

Ce n’était ni un job prenant, ni un job compliqué. La seule difficulté résidait dans le fait qu’il fallait l’exercer la nuit et le week-end.

 

Célia avait besoin d’argent, la concurrence avec les diplômés en tout genre étant rude, elle ne faisait pas trop la difficile, elle qui n’avait qu’un niveau bac. C’était un boulot plutôt tranquille et elle était consciente de sa chance.

 

À 6h30, elle serait réveillée par Omar, l’agent d’entretien.

 

À 7h45, elle rentrerait dans sa chambre de bonne et dormirait jusqu’à 13h00.

 

À 14h00, elle enquillerait avec son boulot de jour, elle gardait un petit bonhomme de deux ans, débordant d’énergie. Seule une partie de son salaire était déclarée par le couple qui l’employait. Comme ils étaient sympas et ne lésinaient pas sur la nourriture, leur frigo étant toujours royalement garni, elle avait accepté le deal.

 

Quand Jeff se serait envolé vers sa gloire théâtrale – elle lui souhaitait bon vent –, elle rapprocherait les fauteuils pour en faire un lit improvisé, sortirait sa thermos de potage, elle aimait bien ça, boire du potage durant ses nuits de veille, la boisson la rassurait, elle lui rappelait son enfance, les soupes du dimanche soir que sa mère avait la manie de concocter parce que c’était bon pour la santé. À l’époque, elle détestait cela, trop liquide, mal assaisonnée, sa mère n’était pas un cordon bleu. Aujourd’hui, le fumet de la soupe la rassérénait.

 

Elle avait apporté une petite radio qu’elle mettrait en sourdine sur une station qui passait de la musique funk toute la nuit, des mélodies joyeuses qui évitaient à son esprit de s’envoler vers de sombres destinations.

 

Si elle faisait le point sur sa situation, lorsqu’elle était optimiste, elle trouvait qu’elle ne s’en sortait pas si mal. Elle se débrouillait pour bosser tout le temps, déclarée ou pas, l’essentiel était que l’argent rentre et qu’elle puisse compter sur elle-même. Elle n’avait jamais manqué de rien même si, à certaines périodes, ses menus avaient été peu variés et que viande, poisson et nouveaux vêtements constituaient de petits luxes.

 

En revanche, en période de déprime, sa vie lui paraissait un tunnel sans fin. Elle se demandait si elle parviendrait un jour à trouver un emploi fixe au lieu d’enchaîner les jobs précaires. Elle n’était pas exigeante sur le contenu du poste, elle voulait juste un travail stable afin d’être plus crédible aux yeux de la banque le jour où elle ferait une demande de prêt. En attendant, elle arrivait quand même à mettre de l’argent de côté sur son plan épargne logement. Son projet, c’était d’acheter un appartement et de le mettre en location. Son petit rêve capitaliste qu’elle caressait chaque jour.

 

Omar la réveilla. Elle sursauta dès qu’il entra dans la grande salle où officieraient bientôt ceux qui assuraient la permanence de jour.

 

− Alors, ma gazelle, la nuit a été bonne ?

 

− Salut, Omar, comment ça va ?

 

− Bien, très bien, inch’Allah, avec la grâce de Dieu, dit-il en touchant son cœur.

 

Elle lui fit un sourire endormi. Elle aimait bien Omar, ses cheveux grisonnants, ses rides bienveillantes, son sourire doux et sa façon de lui parler, comme si elle était l’une de ses filles. Il en avait six.

 

Elle laissa glisser ses pieds au sol, abandonnant sans se presser son lit de fortune. Ces nuits entrecoupées étaient mauvaises, désagréables et lui donnaient mal à la tête. Elle avait constaté que ses cycles menstruels lui jouaient des tours depuis six mois, ils s’allongeaient à l’envi, et puis, elle avait souvent des coups de barre en plein milieu de l’après-midi. Heureusement que le petit bout dont elle s’occupait faisait encore la sieste. Elle s’étira en bâillant, rassembla ses quelques affaires éparses et se prépara à partir. Elle travaillait trois nuits par semaine. Elle était convaincue que plus l’aurait achevée.

 

Elle avait vingt-sept ans. Elle avait vingt-sept ans, pas de mec et pas de boulot fixe, se dit-elle en observant, sans complaisance, son reflet dans le grand miroir qui tapissait l’un des murs des toilettes, au-dessus des lavabos. Elle se rinça la bouche, se recoiffa, remit un peu de rouge à lèvres parce qu’on ne sait jamais, fit glisser ses doigts sous ses yeux, espérant chasser ses cernes d’un passage magique de ses pulpes. Raté. Elle rajusta ses vêtements, soupira et quitta l’immeuble.

 

D’habitude, elle s’endormait dans le métro mais se réveillait systématiquement dès qu’elle arrivait à son arrêt.

 

Elle s’installa dans un carré où les fauteuils se faisaient face, se cala contre le rebord de la fenêtre, ferma les yeux. Elle était dans cet état qui suit les nuits grises, la fatigue est présente mais pas franche et on a l’impression que l’on peut encore veiller. Son esprit valdinguait de ci de là, sans vraiment s’arrêter sur quoi que ce soit. Elle serrait son sac, une besace passée en bandoulière autour d’elle. Elle craignait toujours de s’en faire vider le contenu durant son sommeil. Elle pensa à ses parents, à qui elle devait rendre visite ce week-end, sans enthousiasme. En catimini, sa mère allait encore lui demander de lui prêter un peu d’argent. Porte-monnaie sur pattes, c’était ainsi que la voyait sa chère maman. Pourtant, elle gagnait bien mieux sa vie qu’elle, mais elle était toujours à découvert, à deux doigts de sa prochaine fièvre acheteuse et tentait de le cacher à un mari qui n’était plus dupe depuis longtemps.

 

Célia détourna son attention de ses géniteurs.

 

Elle revit le corps nu, sculptural, de son dernier amant en date, vraiment le coup d’un soir. Mais qu’est-ce qu’il était beau ! Elle avait complètement craqué quand il avait commencé à la draguer dans ce bar où elle était allée boire un verre avec des amis, un vendredi soir. Elle l’avait emmené chez elle, sans y réfléchir à deux fois. Givrée. Inconsciente.

 

Son… animalité, elle n’arrivait pas à trouver un autre mot pour décrire ce qui l’avait tant attiré chez… elle réalisa qu’ils n’avaient même pas échangé leurs prénoms. De la folie, cette nuit de sexe avait été totalement folle. On aurait dit que ce type était capable d’entrer dans sa tête et de se comporter exactement comme elle avait cru qu’elle détesterait qu’un homme se comporte avec elle dans un lit. Déterminé et parfois brutal, très brutal, et pourtant, elle n’avait pas résisté un seul instant à ses assauts. Mais elle avait eu peur. Elle gardait les yeux fermés depuis un long moment déjà, concentrée sur l’imminence d’un orgasme quand, soudain, son odorat avait été assailli par une senteur désagréable, celle d’un animal… en sueur (?), une puanteur qu’elle avait dû sentir enfant, dans un zoo, très forte, écœurante, elle avait ouvert les yeux et elle avait cru voir… quoi, déjà ? Cela avait été tellement rapide, cela avait duré à peine une fraction de seconde, elle avait été reprise par le va-et-vient lancinant, l’odeur avait disparu et, dans un hurlement, elle avait pris le pied le plus terrible de sa vie, emportée par des flots tumultueux, elle chavirait, perdue, effrayée. Quand elle était revenue à elle, sa première pensée avait été qu’elle n’oserait plus regarder ses voisins dans les yeux. Ils n’avaient pas parlé, n’avaient même pas échangé un grognement, encore affalés l’un sur l’autre, lui toujours en elle, ils s’étaient endormis, elle, du moins, épuisée. Quand elle s’était réveillée, il était parti, sans laisser le moindre mot, le moindre numéro de téléphone. Un coup, juste un coup. Malgré une angoisse diffuse, elle aurait voulu renouveler l’expérience et traînait quelque chose qu’elle appelait de la déception sans être certaine qu’il s’agissait bien de cela.

 

Le sommeil l’attrapa entre ses griffes alors qu’elle se remémorait le pied pharaonique qu’elle avait pris. Ce gars-là était exceptionnellement doué de ses doigts et de sa langue, une langue qui lui avait paru plus longue que la moyenne, plus râpeuse aussi. Elle plongea dans l’inconscience avec un sourire coquin sur ses lèvres entrouvertes.

 

Elle se réveilla en sursaut, sa station, vite, elle bondit, ouvrit la porte du wagon et sortit.

 

Il n’y avait personne sur les quais. Vide, celui d’en face. Vide, celui sur lequel elle se trouvait. Elle grimpa les escaliers quatre à quatre. Elle était pressée de rentrer. Elle avait envie de grignoter une épaisse tartine de Nutella, puis de se coucher. Elle allait passer à la boulangerie pour acheter du pain frais, ça ne lui prendrait que quelques minutes, elle en salivait d’avance.

 

Derrière le guichet, se tenait un individu à la figure allongée, ses yeux étaient étroits et ses pupilles avaient une couleur jaunâtre, ses iris n’étaient que deux fentes d’un noir luisant. En voyant passer Célia, il laissa remonter ses lèvres sur ses crocs et sortit sa langue, très longue et d’un rose vif. Son visage entier était couvert d’un fin duvet brun, soyeux. Se collant contre la vitre, contre l’hygiaphone, il huma la jeune femme. La seule chose qui le retint, c’était que cette gourmandise n’était pas pour lui, elle était déjà réservée, mais il savait que ce genre d’occasion se reproduisait régulièrement et que son heure viendrait.

 

Célia, dans sa précipitation, ne lui avait même pas jeté un œil.

 

Elle émergea du sous-sol et s’arrêta net, se demandant où elle pouvait se trouver. L’endroit ressemblait bel et bien à son quartier. Il y avait le kiosque à journaux à la sortie du métro, les panneaux publicitaires à l’arrêt de bus, la boulangerie juste en face, la vitrine de l’opticien avec l’affiche de cette fille et ce garçon qui, dans la vraie vie, auraient opté pour des lentilles de contact et certainement pas pour ces lunettes à énorme monture, les immeubles se suivaient comme d’habitude, mais tout était différent, dégradé, c’est le mot qui lui vint avec la sensation d’avoir pénétré dans un dessin au crayon, exécuté sur un papier qui, avec le temps, aurait jauni et serait en train de disparaître, comme si le temps était une brûlure qui le réduisait peu à peu à néant. Le ciel nuageux avait une teinte qu’elle ne lui avait jamais vue, une nuance… sépia, oui, cette nuance roussâtre des vieilles photographies, celle que l’on pouvait programmer sur un appareil numérique. Elle fut envahie par une profonde tristesse, un désespoir, des larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent sur ses joues. Ce décor était celui d’un rêve ou d’un cauchemar. Elle devait rêver, même si ses rêves n’étaient jamais ainsi, ils étaient stéréotypés, elle courait après quelqu’un qu’elle n’arrivait pas à rattraper, elle cherchait un objet et ne parvenait pas à le retrouver, ses rêves étaient faits de quêtes absurdes, pas de paysages étranges, en décomposition, qui la faisaient pleurer. Que faire ? Elle avança jusqu’au kiosque. Voilà, elle allait parler au vendeur, qu’elle connaissait depuis plusieurs années.

 

C’était un type qui portait une énorme barbe noire où couraient des fils blancs. Au-dessous de la barre de ses sourcils broussailleux, il avait des yeux bleus, un regard jovial et toujours le sourire. Voilà, elle allait dire « Bonjour » à Slim Fast – il se faisait appeler ainsi depuis qu’il avait perdu vingt kilos en douze mois et ne les avait pas repris – elle allait lui dire « Bonjour », et soit tout reprendrait sa place, soit elle se réveillerait, si vraiment elle était en train de rêver.

 

Là où se tenait habituellement Slim Fast, elle découvrit un être qui en était la grotesque copie. Il avait sa corpulence, portait une barbe noire qui semblait être un postiche et ses yeux lui semblèrent bleus. Un être. Elle eut des réminiscences de cours de philosophie. « L’essence précède l’être », ou était-ce « L’être précède l’essence »… Non, ce n’était pas ça du tout, il s’agissait plutôt de l’existence qui… Bon Dieu, comme s’il était temps de penser à de la philosophie !

 

La chose, l’animal, la fixait d’un air intéressé, d’un air terriblement intéressé et elle fit un pas en arrière. En faisant voler magazines et friandises, il bondit par-dessus le comptoir avec une aisance qui n’avait rien d’humaine. Le temps parut s’arrêter. Les journaux flottèrent un instant supplémentaire dans l’air, leurs pages claquèrent telles les ailes d’étranges oiseaux. Souple, puissant, il atterrit sur quatre pattes là où elle se tenait quelques secondes plus tôt et y demeura, le museau levé vers elle. Elle sentit son souffle fétide. Un déplacement totalement contrôlé. Il aurait pu l’atteindre et l’étaler au sol. Elle comprit. Il n’était pas pressé, il jouait avec sa peur, la regardait briller dans ses yeux, exsuder par tous les pores de sa peau. Elle recula et heurta un autre de ces animaux (?). Elle sentit la dureté de ses muscles, la douceur de sa fourrure et cet effluve qu’elle reconnut, qui flottait maintenant dans l’air, qui lui donnait un début de nausée. Elle sursauta, fit volte-face, recula. Trois de ces créatures la cernaient. Si Slim Fast avait choisi de demeurer à quatre pattes, les deux autres se tenaient debout.

 

Ainsi, dressés, ils devaient bien mesurer un mètre quatre-vingts, peut-être plus. Elle eut l’impression d’être montée contre son gré sur un manège, elle avait le vertige. Elle les voyait défiler les uns après les autres, ceux qui faisaient tourner la machine. Elle ferma les yeux deux secondes, pour que cela s’arrête, pour stopper son haut-le-cœur. Ils n’avaient pas bougé mais d’autres individus étaient venus se joindre à eux.

 

Plus on est de fous, plus le repas sera facile à attraper, songea-t-elle avec dans la tête un rire inquiétant. Le repas. Je suis le repas. À table, mes chéris !

 

Il en arrivait de partout, maintenant, on aurait dit qu’ils sortaient d’une fourmilière, ils grouillaient autour d’elle.

 

Ils ne se rapprochaient pas, veillaient même à se tenir à une certaine distance, elle remarqua que ceux qui se faisaient trop empressés étaient repoussés sans pitié par certains de leurs congénères. Un cordon de sécurité, elle avait droit à un cordon de sécurité, sans blague.

 

Dans un sursaut désespéré, instinctif, elle fendit le cercle. À sa grande surprise, ils s’écartèrent sur son passage, lui laissant le champ libre.

 

La poursuite fait partie du jeu. Les salauds. Je n’ai aucune chance, se répétait-elle en courant aussi vite qu’elle le pouvait. Elle en croisait d’autres sur son passage, d’autres qui se joignaient à la meute.

 

Les chasseurs savent qu’ils vont attraper leur proie mais son goût est plus doux lorsqu’elle a joué son rôle, lorsqu’elle a montré l’étendue de ses ressources.

 

Célia courait de toutes ses forces. On aurait dit qu’elle avait des roulettes sous la semelle de ses baskets. Elle cavalait dans ce décor qui semblait prêt à partir en lambeaux, sous ce ciel roux écrasant. Elle avait compris qu’ils contrôlaient leurs mouvements, les ralentissaient, ils auraient pu la rattraper en un rien de temps. Peut-être se battaient-ils pour savoir qui aurait le privilège de la tuer, qui aurait celui de la dépecer, qui aurait tel morceau et qui n’aurait rien. Elle fonçait. Le vent sifflait dans ses oreilles et lui ramenait leur pestilence, cette odeur âcre qui serait pour toujours dans sa mémoire liée au sexe. Elle entendait leurs pattes marteler le sol, couvrant le bruit de sa propre course. Elle fuyait. Elle voulait vivre. Elle voulait… elle voulait… des larmes encore, brûlantes, épaisses, on aurait dit du sang. Son cœur lui martelait les côtes. Son corps fendait l’air. Elle devait être en train de battre quelques records de vitesse mais personne ne le saurait jamais, et pour cause. Elle filait, prenait des virages en épingle à cheveux, sautait par-dessus les obstacles, des poubelles, des caddies abandonnés sur les trottoirs, elle bondissait comme si elle avait fait ça toute sa vie, elle escaladait des voitures, des épaves dans ce décor de ville morte. Elle courait et ne regardait pas en arrière.

 

Elle arriva devant une palissade. Pas d’autre choix que l’escalader pour passer de l’autre côté. Elle sauta comme si elle était montée sur ressort, s’accrocha à la barrière en s’enfonçant une écharde dans la paume de la main. Insensible à la douleur, elle se concentrait, agrippant le bois de la pointe de ses baskets, le caoutchouc de ses semelles cherchant à en ventouser la surface poreuse. Elle parvint à passer une jambe par-dessus le mur de planches.

 

Et puis, fin de la blague. Les plus courtes, bien sûr, toujours les meilleures.

 

Une main griffue saisit sa jambe gauche avant qu’elle ne suive la droite. Célia jeta un regard désespéré à la marée inhumaine qui stationnait au pied de la palissade. Elle donna des bourrades, cracha, hurla sa rage, son désespoir et sa peur, si fort que ses cris parvinrent à la tirer enfin de ce cauchemar qui semblait ne pas en être un.

 

Tous les regards convergèrent vers elle, tous les regards des forçats du petit matin, ceux qui allaient au travail et ceux qui en revenaient. Elle en avait tiré un nombre considérable de leur légère somnolence, de précieuses minutes de sommeil volées. Ils étaient interloqués et en échangeaient même quelques paroles avec leurs voisins inconnus, un petit miracle dans ce monde urbain où des personnes si proches physiquement ne sont que des présences absences, quantités négligeables. Célia fut source d’échanges, de commentaires, un lien, un médium, un exploit dont elle ne tira aucune gloire.

 

La peur la tenaillait encore. Elle sentait cette patte griffue lui enserrer le mollet, elle aurait pu le lui broyer, lui arracher la jambe d’une seule secousse. Elle nageait en pleine confusion. La gêne ne vint que par pallier, alors qu’elle prenait conscience qu’elle était le point de mire. Elle eut un grand rire nerveux, considéra les personnes qui l’entouraient avec un certain bonheur. Elle marmonna un « Désolée » qui lui valut des regards et des phrases indulgents.

 

Elle demeurait pourtant désemparée par le réalisme de son cauchemar.

 

Afin de reprendre une contenance, elle tourna la tête vers la vitre et se rendit compte que le train était à l’arrêt.

 

L’homme, celui qu’elle croyait avoir tant envie de revoir quelques instants plus tôt, se tenait sur le quai juste à quelques centimètres d’elle. Heureusement, se dit-elle, dans un accès de terreur, la vitre nous sépare. Elle était pétrifiée. Ses yeux. Ils étaient beaux, mais ils étaient effrayants, elle s’en rendait compte maintenant. Ils avaient une nuance mordorée. Ce n’était pas les yeux d’un être humain. Cela aurait dû la frapper, la première fois.

 

Il articula lentement, soigneusement, elle lut les mots sur ses lèvres, les entendit siffler dans ses oreilles comme le vent tout à l’heure, dans son… cauchemar (?) durant sa course folle : « À bientôt. »

 

Il s’agissait d’une promesse.

 

Alors que le métro s’ébranlait, en sourdine, sur la musique des battements fous de son cœur, elle réalisa qu’elle avait raté sa station.

 

 

 

 

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Sandra Ganneval, écrivaine indépendante

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